Justice des mineurs : «L’ordonnance de 1945 ne doit pas être réformée sans retour à une philosophie bienveillante»
Tribune commune publiée dans Le Monde le 12 février 2019.
Lors des débats parlementaires sur le projet de loi de programmation 2018-2022 pour la justice, la garde des sceaux a déposé un amendement de dernière minute visant à obtenir une habilitation pour réformer la justice des enfants par voie d’ordonnance et rédiger un code pénal des mineurs. L’amendement a été adopté le 23 novembre 2018 et légèrement rectifié le 23 janvier lors de l’examen, puis de l’adoption du texte de loi en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale. Ce texte doit être examiné, en nouvelle lecture également, par le Sénat à partir du 12 février.
Si la loi est votée en l’état, le recours à l’ordonnance aura pour effet de priver de débats parlementaires, comme de discussions au sein de la société civile, un sujet aussi sensible et essentiel : celui de notre jeunesse, et plus particulièrement de sa partie en grande difficulté. Il s’agit d’un passage en force, aux dépens d’un véritable débat démocratique inscrit dans le temps et d’une concertation la plus large possible. Si la ministre affirme qu’elle ne touchera pas aux « principes essentiels » de la justice des enfants, elle souhaite rendre celle-ci plus efficace en termes de célérité et de réponses pénales, laissant ainsi entendre qu’actuellement elle serait lente et indulgente.
Si l’exploitation politique et médiatique de faits divers concernant des enfants et des adolescents laisse croire que cette justice manque de réactivité et de sévérité, nous affirmons, nous, historiens, historiennes, sociologues, juristes, chercheurs, chercheuses, pédopsychiatres, professionnels de la justice (juges des enfants, équipes éducatives, avocats), anciens jeunes pris en charge par les institutions judiciaires, membres d’organisations, d’associations et de collectifs en lien avec la jeunesse, acteurs et actrices du monde culturel et social, citoyens, citoyennes, que cette idée est fausse.
La justice des mineurs plus répressive
Tandis que la délinquance juvénile n’a pas augmenté depuis quinze ans, le nombre d’enfants privés de liberté n’a jamais été aussi élevé en France que depuis ces deux dernières années. Sur le plan pénal, la justice des enfants est actuellement régie par l’ordonnance du 2 février 1945, issue du Conseil national de la Résistance. Dans son préambule, cette ordonnance précise que « la France n’est pas assez riche de ses enfants pour en négliger un seul » et repose sur le principe fondateur de la primauté de l’éducatif sur le répressif. Depuis 1945, ce texte a été largement modifié, dont certains articles plusieurs fois.
L’empilage législatif rend aujourd’hui la justice des mineurs chaque fois plus répressive, expéditive, et tend à la rapprocher de plus en plus de celle des majeurs. L’enfance, l’adolescence, le passage à l’âge adulte sont des périodes fragiles, complexes, qui, en fonction de l’histoire, de la problématique et de la personnalité de chaque individu nécessitent de la bienveillance, du temps et des moyens. Une justice protectrice et émancipatrice passe par la construction de relations éducatives et d’expériences sociales suffisamment étayantes pour permettre la sortie de délinquance.
Or, actuellement, les réponses apportées à la délinquance des mineurs sont de moins en moins éducatives et aidantes pour ces enfants. Au fil des années, les mesures de contrôle se sont de plus en plus substituées aux mesures éducatives, les mesures d’évaluation sont remises en question, le sens du placement a été modifié. Avec les créations de centres fermés supplémentaires prévues par le projet de loi, ceux-ci deviendront en 2022 plus nombreux que les lieux d’hébergements classiques. Parallèlement, le placement diversifié, en famille d’accueil ou en semi-autonomie est menacé de disparition.
Un besoin de moyens pour plus d’« efficacité »
La philosophie du placement s’est profondément modifiée, passant d’une mission de protection à une visée coercitive. Les solutions d’insertion proposées sont devenues des mesures « occupationnelles », qui prennent de moins en moins en compte le projet de l’adolescent. Si l’ordonnance du 2 février 1945 doit être réformée, l’empilement législatif lui ayant fait perdre tout son sens, nous pensons qu’il est essentiel de revenir à la philosophie générale du texte d’origine. Il est important de rappeler, sans angélisme, qu’un ou une jeune qui commet un acte de délinquance est avant tout un enfant en danger.
En cela, la rédaction d’un code pénal spécifique pour mineurs viendrait inévitablement remettre en cause cette notion primordiale en réduisant l’adolescent à son passage à l’acte. La justice des enfants, pour davantage d’« efficacité », a surtout besoin de moyens. En effet, si certains adolescents attendent parfois plusieurs années pour être jugés, c’est essentiellement parce que les tribunaux n’ont pas les moyens humains et matériels, suffisants pour fonctionner et non parce que la procédure serait par essence trop longue.
De plus, comme l’ont dénoncé récemment plusieurs tribunaux pour enfants, certaines mesures éducatives prononcées par les juges restent en attente plusieurs mois et deviennent parfois caduques avant même que l’enfant ait pu rencontrer un professionnel. Derrière ces listes d’attente, il y a, en effet, des enfants et des adolescents qui ont avant tout besoin d’un accompagnement éducatif et/ou psychologique qui leur permette de se structurer, de mûrir, d’apprendre de leurs erreurs, de prendre ou reprendre confiance en eux.
Lorsque ces adolescents ne sont pas accompagnés, leurs situations sociales, scolaires, psychiques, familiales continuent, trop souvent, de se dégrader, parfois de façon inéluctable. Enfin, lorsque les mesures deviennent effectives, les services éducatifs manquent également de personnels et d’outils (lieux diversifiés de placement, d’insertion…) pour leur proposer un accompagnement adéquat. Actuellement, trop de moyens sont dévolus à l’enfermement aux dépens de la protection de l’enfance dans son ensemble.
Dans ce contexte, l’ordonnance de 1945 ne doit pas être réformée sans débat, sans prise en compte des besoins réels des adolescents accompagnés et des professionnels, sans retour à une philosophie bienveillante, protectrice et émancipatrice et sans une réelle redistribution des moyens en ce sens.
Premiers signataires : Dominique Attias, avocate, ancienne vice-bâtonnière du barreau de Paris ; Odile Barral, présidente du tribunal des enfants de Toulouse ; Esther Benbassa, sénatrice Europe Ecologie-Les Verts ; Ugo Bernalicis, député La France insoumise ; Jacques Bourquin, historien, ancien directeur de la Protection judiciaire de la jeunesse ; Maxime Boyer, président du Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées (Génépi) ; Claire Brisset, ancienne défenseuse des enfants ; Laurent Cantet, cinéaste ; Audrey Chenu, professeuse des écoles, auteure de Girlfight ; Laurence De Cock, enseignante, historienne et docteure en sciences de l’éducation ; Christophe Daadouch, docteur en droit, formateur dans les institutions sociales et médico-sociales ; Yves Douchin, président du Théâtre du fil ; Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature ; Colette Duquesne, présidente de Dei-France ; Françoise Dumont, présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’homme ; Lysia Edelstein, psychologue retraitée de la Protection judiciaire de la jeunesse ; Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institut d’étude avancée de Princeton ; Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux ; Fréderic Gabet, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Seine-Saint-Denis ; Simone Gaboriau, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature ; Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers ; Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite de la psychologie clinique à l’université Aix-Marseille ; Bernadette Groison, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU) ; Hervé Hamon, ancien président du tribunal des enfants de Paris ; Arkana Kény, rappeuse ; Elie Lambert, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires ; Lazare, auteur, metteur en scène ; Christine Lazerges, juriste, professeure émérite Paris-I ; Anne Leclerc, éducatrice retraitée de la Protection judiciaire de la jeunesse ; Henri Leclerc, avocat pénaliste ; Philippe Martinez, secrétaire général de la Confédération générale du travail (CGT) ; Marie Rose Moro, professeuse de psychiatrie de l’enfant, cheffe de service de la Maison de Solenn ; Laurent Mucchielli, sociologue ; Mourad Musset, chanteur de La Rue Kétanou ; David Niget, maître de conférences en histoire à l’université d’Angers ; Véronique Le Gouaziou, sociologue, écrivaine ; Willy Pelletier, coordinateur général de la Fondation Copernic ; Charlotte Perry, journaliste ; Laurence Petit-Jouvet, cinéaste ; Stéphane Peu, député Parti communiste français (PCF) ; Marie-Aimée Peyron, bâtonnière de l’ordre des avocats de Paris ; Olivier Peyroux, sociologue ; Serge Portelli, magistrat ; Vincent Pouplard, réalisateur ; Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France ; Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’homme ; Nicolas Sallée, sociologue, Université de Montréal, directeur scientifique du Centre de recherche de Montréal sur les discriminations, les inégalités sociales et les pratiques alternatives de citoyenneté (Cremis) ; Laurent Solini, doctorant en sociologie sur les expériences de détention des adolescents incarcérés en établissements pénitentiaire pour mineurs ; Aurélie Trouvé, porte parole d’Attac ; Jean-Jacques Yvorel, historien
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